Les résidences forcées pour juifs étrangers dans les Alpes françaises

Un grand nombre de Juifs arrivés à Saint Martin Vésubie en 1943 ont été envoyés en « résidence forcée ». Ce texte présente le contexte de cette « résidence forcée ». Il a servi de base à une conférence présentée par Jean-Louis Panicacci lors du week-end de la Marche de la Mémoire 2023.

Sous l’occupation italienne du sud-est de la France, une douzaine de stations climatiques disposant de moyens d’hébergement suffisants furent choisies par les autorités militaires de la Quarta Armata, à partir de février 1943, afin d’accueillir 4400 juifs étrangers en situation irrégulière sur la Côte d’Azur et que les autorités allemandes voulaient récupérer afin de les déporter vers les centres de mise à mort d’Europe orientale.

Dans les Alpes-Maritimes, ce fut le cas pour Vence et Saint-Martin-Vésubie, dans les Basses-Alpes pour Digne, Barcelonnette, Castellane, Digne, Moustiers-Sainte-Marie, Enchastrayes, en Savoie pour Aix-les-Bains et en Haute-Savoie pour Megève, Saint-Gervais, Sallanches, Combloux, Le Fayet. Signalons qu’en juin 1943, plusieurs localités bas-alpines furent prévues pour héberger 800 juifs étrangers supplémentaires : Annot, Barrême, Beauvezer, Colmars-les-Alpes, Entrevaux, Saint-André-les-Alpes, Thorame-Haute.

Avant la nomination de l’Inspecteur général de la Police raciale Guido Lospinoso, intervenue à la fin du mois d’avril, il y avait déjà 390 résidents forcés à Saint-Martin-Vésubie, 150 à Moustiers-Sainte-Marie, 102 à Castellane, 87 à Vence, 60 à Barcelonnette et à Enchastrayes, 51 à Digne, 30 à Combloux, Le Fayet, Sallanches, Aix-les-Bains. Lospinoso décida de développer le système des résidences forcées (residenze coatte) afin de donner le change aux autorités allemandes qui se faisaient de plus en plus pressantes, c’est pourquoi au début du mois de mai, il y avait un millier de résidents forcés à Saint-Martin-Vésubie (dont de 10 à 20 dans les communes limitrophes de Venanson, Belvédère, La Bollène, Berthemont-les-Bains et Roquebillière), 770 à Megève, 590 à Saint-Gervais, 139 à Barcelonnette, 120 à Vence, 102 à Moustiers-Sainte-Marie, 78 à Castellane, de 30 à 50 partout ailleurs.

Dans la capitale de la « Suisse niçoise », les résidents forcés étaient donc aussi nombreux que les autochtones, ce qui ne pouvait pas manquer de susciter des frictions, notamment sur le plan alimentaire et sur le coût de la vie. Ils étaient logés dans dix-sept hôtels et pensions mais aussi chez l’habitant, l’agent immobilier Vincent Gasiglia étant chargé de ventiler les nouveaux venus, qui devaient signer un registre de présence au P.C. des carabiniers deux fois par jour puis une seule fois à partir du mois de juin. Le Comité d’aide aux réfugiés, désormais appelé « Comité Dubouchage », prenait en charge le transport des résidents forcés, leur logement, voire leur nourriture, ce qui ne surchargeait donc pas le budget municipal.

Comme à Megève et à Saint-Gervais, un comité représentait les résidents forcés auprès des autorités italiennes (Carabiniers et Guardia alla Frontiera), de la mairie et des dirigeants communautaires niçois, qui y firent entrer le Belge Jacques Blum, qui devint rapidement le membre le plus influent de cette structure représentative des assignés à résidence. Ces derniers pouvaient travailler s’ils en avaient la possibilité matérielle (par exemple à Megève, 240 résidents étaient employés comme tailleurs ou cordonniers affectés dans les centres d’hébergement du Secours national) et pouvaient se déplacer librement à l’intérieur des limites communales. Ils pouvaient également pratiquer leur culte et le Châlet Ferrix se transforma en en une synagogue où furent célébrés deux mariages et douze présentations au Temple. Les jeunes gens du village fréquentèrent assidument les jeunes réfugiés, plus cultivés et expérimentés qu’eux, pratiquant ensemble des activités sportives ou ludiques, dansant clandestinement dans des granges munies de gramophones, voire nouant des idylles. En revanche, les adultes furent plus réservés, voire hostiles, en raison de la pression exercée sur le renchérissement des denrées alimentaires, ainsi que l’attestent les interceptions téléphoniques et postales. Cette situation conflictuelle se retrouva dans la plupart des autres résidences forcées alpestres, avec quelquefois des tensions encore plus fortes comme à Moustiers-Sainte-Marie (où le maire démissionna) et à Castellane, avec des manifestations d’antisémitisme.

A la suite de la destitution de Benito Mussolini le 25 juillet 1943, le comité de Saint-Martin-Vésubie prit conscience qu’une capitulation de l’Italie devenait probable et qu’il fallait donc préparer un exode vers le Piémont afin d’éviter d’être raflés par les SS alors présents dans les Bouches-du-Rhône. Aussi, il incita les résidents à faire l’acquisition de sacs à dos (voire de les fabriquer) et il obtint du commandement de la garnison l’autorisation de reconnaître les sentiers conduisant vers la province de Cuneo par les cols de Cerise et de Fenestre, ce qui fut réalisé au mois d’août.

Les autorités militaires transalpines incitèrent les résidents forcés installés en Haute-Savoie à rejoindre les Alpes-Maritimes à compter du 6 septembre, une cinquantaine de camions et d’autocars étant affrétés par le « Comité Dubouchage ». Des résidents forcés installés en Savoie et dans les Basses-Alpes les imitèrent à partir du lendemain et nous savons, grâce aux rapports de gendarmerie, que 154 personnes furent transportées sur Lantosque, Belvédère et Saint-Martin-Vésubie. On trouve la preuve de ces mouvements migratoires in extremis dans les listes des convois Nice-Drancy publiées par Serge Klarsfeld puisque 42 résidents forcés des Basses-Alpes, 10 de la Haute-Savoie, 5 de l’Isère et 1 de la Savoie furent déportés depuis Nice du 17 septembre 1943 au 24 mars 1944, sans compter ceux qui étaient immatriculés comme ayant eu pour dernière résidence Borgo San Dalmazzo. Nous savons qu’un train parti d’Annecy le 7 septembre et empruntant le tunnel du Fréjus est arrivé à Rome avant les soldats de la Wehrmacht avec plusieurs centaines de résidents de Haute-Savoie pris en charge dans la Ville éternelle par le père Marie-Benoît surnommé « Le pape des Juifs ».

Le soir du 8 septembre, l’annonce de la capitulation fut accueillie avec joie puisqu’elle affaiblissait l’Allemagne nazie mais aussi avec inquiétude car le risque de déportation se rapprochait dangereusement. Le matin du 9 septembre, les autorités italiennes invitèrent les résidents forcés à les suivre dans leur retraite vers Valdieri et Entracque. Les magasins alimentaires furent pris d’assaut et des colonnes de fugitifs surchargés de bagages s’engagèrent sur les itinéraires alors en terre battue conduisant au Boréon (1430m) et à La Madone de Fenestre (1920m), alors en territoire italien et où commençaient les sentiers muletiers délicats à négocier pour des gens inexpérimentés, mal chaussés et surchargés de bagages, d’où l’abandon rapide de centaines de valises. Malgré la présence de plusieurs dizaines de militaires italiens à leurs côtés, la hantise d’être rattrapés par les nazis les obsédait, ajoutant à leurs difficultés physiques une inquiétude profonde. Environ 980 personnes quittèrent Saint-Martin-Vésubie les 9 et 10 septembre, mais aussi Berthemont-les-Bains par la Baisse de Férisson et Belvédère par la Baisse de Prals, parfois accompagnés par des autochtones ayant loué chèrement leurs mulets, une cinquantaine de vieillards et d’enfants demeurant dans les localités d’implantation, où ils furent presque tous capturés par les SS une dizaine de jours plus tard. Les fugitifs parvinrent dans les villages de Valdieri et d’Entracque du 11 au 13 septembre mais 340 d’entre eux, fatigués moralement ou ne voulant pas compromettre leurs logeurs piémontais, préférèrent se rendre, à partir du 18, aux SS dans la caserne des Alpini de Borgo San Dalmazzo, SS qui les déportèrent via Savone et Nice, sur Drancy et Auschwitz deux mois plus tard, seuls quinze d’entre eux survivant à l’holocauste.

Des lieux de mémoire furent édifiés à partir de 1995 : première stèle de Saint-Martin-Vésubie, plaque et aménagement de la gare-musée en plein air de Borgo San Dalmazzo en 2005, plaques sur les cols de Cerise et de Fenestre en 2007, nouvelles stèles de Saint-Martin-Vésubie en 2018, mémorial de la Déportation de Borgo San Dalmazzo en 2021.

Une « marche de la mémoire », à l’initiative d’associations piémontaises en 1999, rejointes par la communauté juive azuréenne, le Musée de la Résistance azuréenne et la municipalité saint-martinoise à partir de 2001, a lieu tous les premiers dimanches du mois de septembre alternativement sur les cols de Cerise (comme en 2021 et en 2023) et de Fenestre (comme en 2022).

Jean-Louis Panicacci

Jean-Louis Panicacci est un historien français, professeur d’histoire géographie au lycée d’Antibes puis maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Nice, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale dans les Alpes-Maritimes.

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