Je me souviens des moments où mon père Henri Paperman recommençait à raconter Saint-Martin, l’été heureux, je me souviens de sa voix, du ton qui montait, du récit de l’annonce par les officiers italiens de l’arrivée imminente des allemands après le 8 septembre 1943. Même si de tout cela je n’ai retenu que des bribes, l’odyssée est inscrite dans la mémoire que je garde de mon père mort en 2017.
Henri Paperman, son frère Jacques et leur père Abraham avaient rejoint Saint Martin Vésubie comme d’autres juifs du Nord de la France, Madame Scharfman, ses enfants Jacques et Manon, les Konstadt. Jacques Blum venait de Belgique. C’est avec eux qu’ils ont fait la traversée par le col de la Finestra. Henri se rappelle avoir fait cinq fois la montée pour aller aider les personnes âgées et les tout petits.
C’est à Saint Martin Vésubie qu’Henri a rencontré Clara Heiss, ma mère et que Jacques a rencontré sa future épouse Stella Garbaz qui venait d’une famille du Pas de Calais. Clara était arrivée de Paris avec sa mère, sa sœur jumelle Adèle, ainsi que Cécile déjà mariée avec une enfant. Stella, une autre de leur sœur avait été prise lors de la rafle du Vel d’Hiv. Ils se sont retrouvés plus tard à Rome où ils étaient arrivés en ordre dispersé.
C’est grâce aux lettres de ses amis, Jacques Blum et Jacques Scharfman, conservés par mon père que j’ai mieux compris le rôle d’Abraham, mon grand-père dans l’organisation de l’aide financière aux personnes arrivées à Saint Martin sans argent. Je savais déjà qu’il était lié au Joint (l’American Joint Distribution Committee) ; mais je ne savais pas qu’il avait ajouté de ses fonds personnels pour soutenir la cuisine populaire financée par le Joint, qu’il avait payé des passeurs, graissé la patte à un officier italien qui dans la montagne les laissa passer. C’est grâce à ces ressources financières qu’il leur a été possible de tenir dans la montagne ; de ne pas tomber dans le piège tendu par les allemands en l’occurrence un camp supposé « accueillir les réfugiés » à Borgo San Damazzo. Au cas où ils seraient obligés de se séparer, Abraham avait donné cinq pièces de dollar or à chacun de ses fils qu’ils portaient en ceinture.
Malgré les pressions exercées sur les Piémontais pour ne pas héberger les juifs, il s’est trouvé assez de gens de la montagne pour les aider. Mon fils Léo se rappelle de l’exemple raconté par son grand père Henri, de la paysanne italienne donnant aux juifs affamés par leur traversée la polenta qu’elle était en train de préparer , avec cette phrase culte pour justifier sa générosité : « Ebrei, tedeschi… ma siamo tutti Christiani, no ? » (« Juifs, allemands… nous sommes tous chrétiens, non ? »)
Henri est resté quelques mois à Rome après l’arrivée des alliés. Il a servi d’interprète dans l’armée canadienne. Avec son frère Jacques, il est ensuite parti en Palestine alors sous mandat britannique. Clara l’y a rejoint. Ils sont tous deux revenus en France en 1947 avant la déclaration d’indépendance d’Israël.
Patricia Paperman
Patricia Paperman vit à Paris où elle a enseigné la sociologie à l’université Paris8.