Depuis l’été dernier, je tente de retrouver les traces du calvaire subi par la famille de Rosa Josefowicz, cousine d’adoption de ma mère.
Ainsi, le 31 août 2022, je suis allée à Saint-Martin-Vésubie à la recherche de la plaque érigée « à la mémoire des Juifs assignés à résidence à Saint-Martin-Vésubie, fuyant la barbarie nazie à travers les montagnes, arrêtés à Borgo San Dalmazzo, puis déportés à Auschwitz ». J’espérais trouver le nom de la famille de Rosa dont j’avais compris qu’elle faisait partie des personnes ayant fait cette traversée des Alpes en septembre 1943. Je découvre qu’une « Marche de la Mémoire » est organisée quelques jours après, en leur honneur.
Je menais en effet des recherches pour essayer de découvrir son histoire. Orpheline puis adoptée, elle n’a aucun souvenir de sa famille et ignore tout de la tragédie des siens sauf leur disparition à Auschwitz.
Ses parents, Zelig et Estera, Bella, leur bébé de moins de deux ans, les parents de Zelig, Szmul et Chaja, âgés de 67 ans, une cousine germaine, Szyfra née Jozefowicz, son mari Ernst Kramm et leur tout petit bébé Charles, né en juillet à Digne, sont tous partis par le convoi 64 de Drancy pour Auschwitz où ils ont trouvé la mort.
Ce sont les fiches de Drancy qui m’ont mise sur la piste de leur parcours ; outre une somme en francs, ils avaient déposé aussi quelques lires, et leur domicile inscrit était Borgo. Une rapide recherche m’a mise sur la piste des Juifs de Saint-Martin qui avaient traversé les Alpes en septembre 1943 et dont plus de 300 d’entre eux avaient été emprisonnés dans une ancienne caserne à Borgo San Dalmazzo dans le Piémont italien, de l’autre côté des Alpes où ils sont restés deux mois avant d’être convoyés vers Drancy. D’autres fiches de Drancy offrent une information nouvelle : leur domicile était Venanson par Saint-Martin-Vésubie, un minuscule village au-dessus de Saint-Martin.
Mais seuls Szyfra, Ernst et Charles Kramm, figurent sur la stèle du village ; ni ses parents, dont elle ne se souvient pas, ni sa petite sœur qu’elle n’a jamais connue, ni ses grands-parents dont elle n’a jamais pensé qu’ils aient existé, ne sont inscrits ; probablement parce qu’ils n’ont pas séjourné à Saint-Martin mais à Venanson.
Mais que ce soit à Saint-Martin pour la famille de Szyfra ou Venanson, leur séjour a été très bref, quelques jours à peine.
Ils venaient tous des Basses-Alpes où ils avaient été assignés à résidence pendant quelques mois de l’année 1943, sous la protection et la surveillance de l’armée d’occupation italienne : les Josefowicz à Moustiers-Sainte-Marie, les Kramm à Castellane : pendant ce séjour le petit Charles est né.
Ils étaient en effet protégés, car tous étaient recherchés par les autorités françaises, les hommes, incorporés à des groupes de travailleurs étrangers pour avoir fui alors qu’ils n’avaient pas le droit de partir du lieu où ils étaient officiellement cantonnés, et que se préparait la rafle de la zone sud du 26 août 1942. La famille était tenue de résider à Capestang dans l’Hérault. C’est là que Szyfra a épousé Ernst, originaire de Bukovine, et incorporé à un groupe de travailleurs étrangers. A la fin de l’année 1942, après l’occupation allemande de la zone sud, les grands-parents, les femmes et le bébé né en décembre 1941 à Béziers, n’avaient plus le droit de résider dans la zone littorale, d’autant que « d’actives recherches » les mettaient en danger et qu’une autre rafle se profilait, en février 1943.
On peut aisément imaginer que les deux familles ont décidé de disparaitre ; elles ont gagné la zone italienne, en passant d’abord par Nice où le comité de la rue Dubouchage a dû les envoyer dans la montagne, Moustiers-Sainte-Marie et Castellane. Au moment où l’Italie s’apprête à arrêter la guerre, et que Allemands remplaceront les Italiens, ils sont emmenés, tout début septembre 1943, en toute urgence, vers Saint-Martin-Vésubie.
La marche à travers les Alpes est presque la fin de leur chemin : eux qui avaient quitté la Pologne au tout début des années trente, pour Anvers, où leur existence était assez paisible ; le groupe familial des six frères et sœur, tous parents, y vivaient proches les uns des autres, exerçant presque tous la profession de tailleur. Rosa y est née.
Puis c’est la guerre et l’exode ; Zelig choisit, je ne sais pas encore dans quelles circonstances, de partir pour la France tandis que presque tous ses frères et sœurs sont restés en Belgique où ils ont tous subi la Shoah : aucun n’est revenu. Un frère vivait en France et a subi la rafle du billet vert en 1941. La fratrie Josefowicz a entièrement disparu.
Les survivants sont peu nombreux : Rosa qui a survécu grâce à ses parents qui l’ont confiée à l’été 1941 aux bons soins de l’OSE, au château de Chabannes ; son cousin français, Jacques, caché près de Grenoble avec sa mère ; une cousine, Rachel, enfant cachée en Belgique, et deux grands cousins dont l’un est revenu d’Auschwitz.
Rosa ne connait cette histoire, son histoire que depuis le mois d’avril ; Rosa 88 ans, Jacques 85 ans, les seuls cousins germains encore en vie, ont fait connaissance, il y a quelques semaines.
Sa famille et celle de Jacques se sont aussi rencontrées : presque tous habitent à Paris, et dans le 12e arrondissement !
Claudine Hérody-Pierre
Claudine Hérody-Pierre est professeure retraitée d’histoire et historienne.
Félicitations pour cette enquête fouillée.